8 janvier, 2016

La carpe et le lapin

Les politiques ont souvent essayé de marier la carpe et le lapin avec des résultats variables. Les cuisiniers en ont-il fait autant en cuisinant ensemble du poisson ou des crustacés avec de la viande ou de la volaille ?

 

L’association peut prendre deux formes : soit la viande est ajoutée à un poisson sous forme de farce ou de sauce – « la carpe et le lapin » –, soit un poisson ou un crustacé est ajouté à la viande ou la volaille – « le lapin et la carpe ».

 

La carpe et le canard

Au VIème siècle on trouve dans le royaume chinois du Nord Wei[1] des exemples de plats composés de poisson et de canard cuits ensemble. Culter, un poisson cyprinidé de la famille des carpes, est farci de viande de canard cuite puis grillé à la broche à feu doux avant d’être assaisonné de sauce de poisson, de sauce de soja et de vinaigre. Cette combinaison de poisson et de canard – appelée Zheng – est unique. Elle ne se retrouve pas ailleurs en Chine ou à une autre période.

 

La carpe et le pigeon

La recette chinoise du VIème siècle rappelle celle des carpes ou brochets à la Chambord qui était souvent le plat couronnant les repas de noces en France. Ce célèbre apprêt est décrit en 1733 dans Le Cuisinier Moderne de Vincent La Chapelle, chef de cuisine de Lord Chesterfield puis du prince d’Orange et de Nassau. La recette de cette « forte entrée » de La Chapelle consiste à farcir une grosse carpe piquée de lard et de jambon d’une demi-douzaine de pigeons, de foies gras, ris de veau, mousserons et truffes puis de la barder et de la cuire tout doucement à la serviette dans un fonds de cuisseau de veau et du vin blanc. Le poisson est ensuite présenté sur plat garni d’un ragoût de ris de veau, champignons, crêtes, foies gras et laitances de carpe et entouré de pigeons au basilic ou au soleil (frits), de ris de veau glacés et de queues d’écrevisses. Les recettes ultérieures de Chambord par Antonin Carême et Auguste Escoffier sont toutes « en maigre ». Elles ne contiennent plus de jambon, ris ou pigeon, seulement du poisson et des écrevisses.

 

Les poissons d’eau douce ont pratiquement disparu de nos menus où ils ont été remplacés par les poissons de mer. Ils ne sont que très rarement farcis et pas avec de la volaille.

 

Le poulet aux écrevisses

Le summum des volailles cuisinées avec l’ajout de poissons ou crustacés, c’est la fricassée de poulet du Bugey dont Lucien Tendret nous a laissé la description en 1892. La volaille est accompagnée d’une garniture de queues d’écrevisses cardinalisées, ce qu’on appelle généralement une garniture à la Nantua. Comme Lucien Tendret l’indique très justement, c’est une des béatitudes de la gourmandise. Il nous donne aussi un conseil assez curieux pour bien élever la poulette : si on donne (aux poulets) du vin rouge pour unique boisson, leur crête prend un énorme développement, si on les oblige à ne boire que du vin blanc, ils deviennent tristes et meurent de cirrhose du foie. La volaille du Bugey est servie accompagnée et non farcie d’écrevisses, contrairement au plat suivant.

 

Le canard peut aussi être farci d’écrevisses. A la fin du XIXème siècle, Roger de Beauvoir nous parle d’un « Canard aux perles », canard farci d’écrevisses, de truffes et de champignons avec des chapelets de perles qui festonnaient à son cou, autour du corps et à sa queue. Le plat était servi par Maurice Cousin qui se faisait appeler comte de Courchamps et passait pour un gastronome des plus distingués. Voilà un plat bien décoré !

 

Quelques alliances curieuses entre terre et eau

Il nous reste à mentionner quelques alliances chinoises curieuses entre poissons, crustacés et viandes :

  • à Hangzhou à un banquet préparé par un général victorieux en l’honneur du premier empereur de la dynastie des Song du Sud en novembre 1151 : des crevettes avec des pieds de cochon, et des bulots avec des tripes
  • vers 1765 : soupe de faisan, d’holothuries, de jambon et de ris. Aussi des langues de carpe servies avec des paumes d’ours!

 

La cuisine moderne chinoise a évolué. Au Sichuan,  une spécialité moderne est le gan shao xian yu, un plat de carpe et de porc préparé selon la méthode dite du braisage à sec où le liquide de braisage à base de vin de Shaoxing, de sauce de soja et de pâte de piments est complètement réduit à la fin d’une cuisson lente d’un vingtaine de minutes. Fuchsia Dunlop décrit ce plat dans son excellent livre sur la cuisine du Sichuan.

 

La cuisine française présente aussi des plats curieux comme les lottes en fricassée de poulets[2] cuites avec leur foie, du ris de veau et liées aux jaunes d’œufs et à la crème, une entrée du XVIIIème siècle de Menon.

 

Parmi les recettes mélangeant mer et terre et qui se pratiquent encore on trouve les huîtres servies avec des petites crépinettes de porc ou des petites saucisses au Cognac en Charentes, et le Turf and Surf ou surf ‘n’ turf américain, juxtaposition sur une même assiette d’une pièce de bœuf – souvent un filet mignon – et d’un homard poché ou grillé.

 

Si vous voulez retrouver les alliances dont nous avons parlé, voici quelques adresses :

  • poulet aux écrevisses : Marc Faivre, chef Franc-Comtois, une étoile au Michelin, restaurant le Bon Accueil à Malbuisson propose ce plat en saison
  • carpe et porc braisés à sec : allez à Chengdu, la capitale du Sichuan, où il y a une école de cuisine réputée et nombre d’excellents chefs
  • huîtres et crépinettes ou petites saucisses chaudes : allez chez les mareyeurs charentais ou en famille
  • surf ‘n’ turf: allez à Gallaghers Steakhouse à Manhattan ou à Peter Luger à Brooklyn

 

Bon appétit et grande soif !

 

 

François Brocard

 

Lectures

De Beauvoir (Roger), Les soupeurs de mon temps, 1868, p.49-98 sur Maurice Cousin dit comte de Courchamps (1783-1849). Ce dernier publia anonymement la Néo-physiologie du Goût (1839).

Dunlop (Fuchsia), Sichuan Cookery, 2001 p.112, « Dry-braised fish with pork in spicy sauce » (gan shao xian yu)

Hsiang Ju Lin, Slippery Noodles,  Prospect Books, 2015 :

  • Jia Sixie, Essential Skills for Common Folk, VIème siècle, p.49-50 [Culter farci de canard et grillé]
  • A Dream of Kaifeng, p.148 et 149 [Banquet du général victorieux]
  • Classic Cooking de Tong Yuejan, marchand de sel c.1765, publié pour la première fois en 2006, p.287 [holothurie] et 296 [paume d’ours]

La Chapelle (Vincent), The Modern Cook, publié d’abord Londres en 1733 puis traduit en français sous le titre de Le cuisinier moderne. « Carpe à la Chambor », édition de 1735, chapitre 13, p.124-5. (Gallica/BnF)

[Menon], La science du maître-d’hôtel cuisinier, Nouvelle édition revue et corrigée, 1789, p.430-431, éd. orig. 1749

Tendret (Lucien), La table au pays de Brillat-Savarin, 1892 (Gallica/BnF), p.76-78

 

Adresses

Gallaghers Steakhouse, 228 West 52nd Street, New York, NY 10019, +1 212 586 5000, http://www.gallaghersnysteakhouse.com

Peter Luger, 178 Broadway, Brooklyn, N.Y. 11211, +1 718 387 7400, http://peterluger.com/brooklyn/

Le Bon Accueil, Grande Rue, 25160 Malbuisson, 03 81 69 30 58, http://restaurant.michelin.fr/restaurant/france/25160-malbuisson/le-bon-accueil/29v2jed

 

 

[1] Période: 386-534. Capitale: Datong (Shanxi). Ville des mines de charbon et des grottes boudhistes de Yungang, crées au Vème siècle.

[2] La recette ne comporte pas de poulet car elle est « en » fricassée de poulet, c’est-à-dire préparée comme une fricassée de poulet.

 

Auteur: François Brocard

Gastronome amateur. HEC et Harvard (MBA). Investment Banking à New-York, Paris puis Londres (Morgan Stanley 1968-1986 ; BNP 1986-1997). Passionné par la cuisine et l’histoire de la gastronomie française. Membre de clubs gastronomiques (Club des Cent, Académie de la truffe et des champignons sauvages, etc.). Contributions au Oxford Symposium on Food & Cookery (conférence sur « Authenticity and gastronomic films » 2005) et au Oxford Companion to Food (article « Film and Food » 2006).

5 Commentaires

Répondre à Aljosha

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

  • Aljosha

    21 janvier 2016

    Salammbô de Flaubert s’ouvre sur un festin que vous auriez pu décrire, jugez-en :
    « … les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leur cornes, paons avec leur plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigot de chamelles et de buffles, hérisson au garum, cigales frites et loirs confits. »
    « Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, etc … ».

    Ayant goûts très simples, sans vos edito, je ne me serai jamais arrêté sur ces belles lignes.

    Répondre
  • Homo-Orcus

    11 janvier 2016

    Monsieur Brocard, vous avez aussi le veau Marengo avec ses écrevisses, mais c’était avant !

    Répondre
    • François Brocard

      18 janvier 2016

      Cher Homo-orcus:
      Vous avez raison. Merci de corriger cet oubli. Le veau Marengo dérive sans doute du poulet Marengo inventé par le cuisinier Duran au soir du 14 juin 1800.
      À bientôt.

  • Aljosha

    8 janvier 2016

    Si vous le permettez, je vous recommande le filet de baleine sur sa farandole de sauterelles farcies au gingembre.
    A l’Orchid Garghantuah, table très courue de Singapour.

    Répondre
    • Brocard

      9 janvier 2016

      Cher Aljosha
      Merci de votre recommendation. Un plat qui ne doit pas manquer de piquant!
      François

Me prévenir lorsqu'un nouvel article est publié

Les livres de Charles Gave enfin réédités!